Dans
mes lectures rôlistiques récentes, j’ai eu une excellente surprise avec un « petit »
jeu, dont le livre de base est par ailleurs disponible gratuitement en PDF, Stars
without Number. (Malheureusement seulement en anglais).
Ce jeu, un space-opéra lorgnant fortement vers la
science-fiction, s’inscrit plus ou moins dans la lignée de cette récente vague
de rétro- ou néo- clones de la "Old School Renaissance" (OSR), un
mouvement qui fait la promotion du jeu "à l’ancienne", en rééditant
ou réécrivant les premiers jeux de rôle, ou en en rédigeant de nouveau basés
sur des principes très similaires.
Mais ce n’est pas le jeu, au niveau mécanique ou background,
qui m’a le plus frappé (quoi qu’il soit très intéressant) sur ces plans-là
aussi.
Non, là où j’ai été vraiment captivé, c’est que près d’un
tiers du livre de base est consacré au style de jeu dit "bac à sable",
avec plusieurs chapitres de conseils et d’explications VRAIMENTS pertinents, et
ensuite une pléthore d’outils VRAIMENT utiles pour aider le MJ dans son travail
pour tout mettre en place.
Le livre de base de SWN, disponible grauitement en PDF sur DriveThruRPG |
Je n’ignorais rien de l’existence de ces différentes façons
de jouer, mais moi, qui ai passé presque toute ma carrière de Master à ne faire
vivre que des sagas avec une continuité et des objectifs, des débuts et des
fins claires, moi le féru du scénario (souvent fait maison), je me retrouvai là
à contempler cet autre mode de jeu avec un vrai intérêt, peut-être pour la
première fois.
Alors voilà qui m’a inspiré à me plonger dans quelques
réflexions, histoire de me faire un tableau d’ensemble des différentes
approches du JdR au niveau du scénario, de la place et du rôle des personnages,
et en fin de compte, de ce que tel ou tel style a à offrir, et à quel prix.
Et voici donc le premier article d’un dossier en trois
étapes sur 3 façons très distinctes de jouer au jeu de rôle.
Et pour ouvrir le bal, on va plonger droit dans le bac à
sable.
Le principe du monde persistant
Bien
avant que l’informatique ne nous amène les MMO, le concept d’un monde fictif
complet, vivant et fonctionnel, dans lequel évoluer et vivre des aventures a
excité notre imagination.
Et il n’est pas surprenant que le JdR ait été (et soit
toujours) la solution la plus efficace pour répondre à cette demande. Sans les
limitations d’un programme figé, avec l’imagination et la collaboration
narrative comme supports, toutes les portes sont ouvertes.
D’une certaine façon, c’est là le concept de base de TOUT
jeu de rôle. Et quelle que soit l’approche, on retrouve dans le germe de tout
jeu ce principe d’exhaustivité et d’interactivité (en théorie) absolue.
Mais le mode de jeu dit "bac à sable" prend ce
concept TRES à cœur.
Dans le bac à sable, le cadre du jeu a une cohérence
interne. Elle n’a pas forcément besoin d’être réaliste, au demeurant. Il suffit
qu’elle soit assez constante pour qu’on puisse s’y fier, et que tous les
joueurs en aient une perception assez similaire pour pouvoir s’entendre.
Et tout le plaisir ludique du bac à sable vient ensuite de
la confrontation entre les personnages créés par les joueurs et cet univers
cohérent.
Car dans le bac à sable, le jeu n’est pas livré avec une
mission ou un arc scénaristique prédéfini. Les personnages sont "libres",
et partent dans le monde pour se réaliser eux-mêmes, et leurs éventuels
objectifs propres.
Bien sûr, dans l’idéal, le monde en question regorge de
POSSIBILITES d’aventure, de conflits auxquels les personnages peuvent se mêler,
de personnages non-joueurs intéressants à rencontrer, rallier ou combattre, et
de lieux fascinants à explorer.
Mais le principe premier est que les joueurs, via leurs
personnages, jouent avec l’UNIVERS, plutôt qu’avec un scénario précis.
Et ça, ça entraîne un certain nombre de corollaires très
spécifiques.
De la nécessité d’un univers fonctionnel (et du travail que ça présuppose)
Ce qui
rend l’expérience du bac à sable vraiment vivante, c’est le monde dans lequel
elle se déroule.
Et c’est là qu’il y a potentiellement la nécessité d’un
travail ou d’une ressource colossale.
En effet, le Maître de Jeu qui va animer cet univers doit
savoir sur quoi s’appuyer. Les personnages ne sont dirigés en aucune façon
(même si certains éléments internes à l’univers peuvent très bien leur mettre
la pression). In fine, ils peuvent aller à droite comme à gauche, décider de s’établir
à un endroit précis ou au contraire se faire nomades, et changer d’idée quand
bon leur semble.
Le monde du jeu doit donc pouvoir répondre à ça, en premier
lieu. Et ça, c’est un travail qui repose sur le Maître de Jeu. Non pas de
prévoir ce qui VA se passer (ce qui est techniquement quasi impossible), mettre
d’être prêt pour tout ce qui POURRAIT se
passer.
Pour ça, il n’y a pas trente-six recettes. En fait, il y en
a deux, et on peut les associer.
La première, c’est bien évidemment la préparation. Avoir
sous la main les cartes, les descriptions et les éléments que peuvent
rencontrer les personnages où qu’ils aillent.
Ça peut paraître énorme dit comme ça, mais il suffit d’un
peu d’organisation, de quelques ressources (d’où le fait que nombre jeux,
notamment parmi les plus anciens, soient tellement EXHAUSTIFS dans la
description, parfois kilomètre par kilomètre, de leur univers…).
La carte à hexagones, sans doute un des outils les plus emblématiques du jeu "old-school" et de l'approche bac à sable |
Et une autre astuce consiste à estimer le rayon d’action des
joueurs avant une partie, et de ne se concentrer que sur ce qui se trouve à l’intérieur.
(d’où, encore une fois, le fait que les jeux qui se destinent tout
particulièrement au bac à sable soient en général dotés de règles très
détaillées sur les voyages et les rayons d’action des communications).
La seconde, c’est l’improvisation. Et elle est quasiment
inévitable quand les joueurs ont une vraie liberté. Parce que quel que soit le
degré de préparation auquel on s’astreigne, arrivera le moment où ils s’intéresseront
à quelque chose, qui a, au mieux, une demi-ligne de notes gribouillée dans une
marge et point barre.
Là aussi, un exercice qui peut paraître cyclopéen est en
fait loin d’être insurmontable. Premièrement, parce que le bon sens vient vite
remplir pas mal de blancs. SURTOUT quand on improvise à l’intérieur d’un cadre
de jeu par ailleurs très détaillé. L’environnement fournit déjà tout un tas d’informations
sur un élément qu’on sort au dernier moment.
Ensuite, un brin de préparation supplémentaire peut sauver
la mise. Toutes les idées vagues qu’on peut avoir pendant qu’on étoffe un
univers de jeu, il peut être très utile de les noter à part, pour les avoir
sous la main comme autant de blocs de construction qu’on a pas encore placés,
mais avec lesquels on peut vite assembler ex nihilo ce qui nous manque.
Et on ré-étoffera la liste avant la prochaine séance.
Donc, globalement, du côté du Maître de Jeu, le bac à sable
nécessite d’avoir une approche plus méthodique, et une bonne vision d’ensemble
de ce qu’il va proposer aux joueurs.
Et ça, c’est aussi une récompense en soit.
Parce qu’il y a un plaisir unique à être l’architecte de
mondes entiers. A élaborer les détails, concevoir les liens, faire naître et
grandir des univers depuis son imagination. Une sorte de travail d’auteur
presque démiurgique, avec un potentiel d’évasion extraordinaire.
Il convient juste de se rappeler qu’il est tout à fait
possible, en jeu, que les joueurs choisissent d’ignorer très brutalement
certains pans (parfois énormes) du travail accompli, parce qu’ils sont
intéressés par d’autres. Si on n’est pas préparé à ça, quand ça se produit, on
a du mal à réprimer un intense sentiment de frustration.
C’est là que je recommande un peu de recul. Non seulement,
si les joueurs se penchent sur quelque chose au détriment d’autre chose, c’est
quand même que QUELQUE CHOSE les a intéressés dans ce que vous avez proposé.
Mais en plus, si vous créez pour qu’on voie ce que vous
faites, envisagez l’écriture plutôt que le jeu de rôle. Ce n’est pas une
boutade, c’est un conseil sincère.
Et justement, puisqu’on en était aux joueurs, voyons ce qui
se passe de LEUR côté dans un bac à sable.
La vie de mon personnage (et de l’importance du groupe)
Le bac
à sable, de par sa cohérence interne, propose quelque chose d’unique au joueur
qui s’y aventure.
La chance de faire vivre l’expérience d’une VIE fictive à
son personnage.
Le bac à sable n’a, par définition, pas pour vocation de
mettre les personnages des joueurs dans un rôle précis. Ils ne sont pas les
Héros de L’histoire racontée. Non, ils sont les héros de leur PROPRE histoire.
Ils vont vivre leur histoire en temps (plus ou moins) réel,
avoir le choix de leurs décisions, de leurs objectifs, de leurs ambitions.
Ils vont répondre à l’univers de jeu à travers leurs
rencontres, leurs victoires, leurs défaites, leurs accidents et leurs coups de
fortune.
Session après session, ils vont se construire une destinée à
eux, parfois selon leurs désirs, parfois selon les nécessités.
Mais, plus que dans n’importe quelle grande quête, n’importe
quelle saga, où en tant que champions ils seraient tout de même, en fin de
compte remplaçables, leur expérience est ici une fin en soi, et elle est
forcément unique.
Cette liberté et cette opportunité extraordinaire vient
cependant avec un prix (ou deux).
Tout d’abord, à moins de jouer avec un seul joueur et un
Maître de Jeu, il va falloir partager le temps de jeu avec les autres. Et là,
le bac à sable tend peut-être son plus grand piège.
En effet, avec des personnages libres de leurs actes, et
aucune aventure pré-scriptée pour les faire collaborer par défaut, si ils
décident de faire bande à part et de chercher gloire, fortune ou poulets chacun
dans leur coin, RIEN ne peut les en empêcher.
Et une partie de jeu de rôle bac à sable va alors devenir
une succession de scène solo, qui vont venir les unes à la suite des autres, et
pendant qu’un joueur joue, les autres n’ont plus qu’à patienter.
Certains groupes ne vont avoir aucun mal à jouer comme ça,
et ça va correspondre à merveille avec leur vision du jeu en bac à sable.
Mais beaucoup d’autres vont juste craquer sous ces
conditions, et très vite laisser tomber ou proposer de passer à autre chose.
Et je ne blâme aucun des deux, tant que tout le monde s’amuse.
Mais il convient en tout cas de bien réaliser que la
cohésion d’un groupe de personnages, en bac à sable, repose en fin de compte
totalement entre les mains des joueurs, et que, même si le maître de jeu peut
proposer des ponts et des appuis, c’est à eux de confirmer que le groupe reste
soudé et qu’ils peuvent partager leur temps de jeu…
Et même dans ce cas, des inégalités ponctuelles peuvent très
bien survenir entre les personnages, si les décisions prises par le groupe les
entraînent dans des aventures où les compétences et capacités de l’un sont plus
souvent utiles que celles d’un autre.
En bref, le bac à sable avec plusieurs joueurs nécessite une
bonne entente, une certaine maîtrise du compromis, et une vraie volonté de
partage des intérêts et des idées.
Qu’on se le tienne pour dit.
Une mécanique solide (et le principe de l’impartialité fatale)
Enfin,
il y a la question du système de jeu, qui, dans le bac à sable, n’est
absolument pas anodine.
Dans la mesure où le fondement de ce type de jeu repose sur
la cohérence du MONDE, qu’on le veuille ou non, les règles vont être un des supports
élémentaires de cette cohérence.
Parce qu’à moins d’être prêt à se fier à un arbitraire total
du maître de jeu, ce sont les règles qui vont assurer la simulation (plus ou
moins détaillée, après c’est au choix) des lois de la réalité de cet univers.
La plupart des jeux orientés vers le bac à sable auront donc
tendance à avoir des systèmes de règles qui privilégient la simulation d’une
forme de réalité tangible à tout procédé de priorité narrative.
Le rôle premier des règles va être de fournir une indication
fiable de ce qui est possible, difficile ou dangereux dans le jeu ; un
appui à partir duquel les joueurs vont pouvoir concevoir clairement cette
fameuse expérience de la vie de leur personnage.
Pour le maître, des règles claires, qui simulent la réalité
physique (et éventuellement occulte) de l’univers vont aussi être une ressource
essentielle, parce qu’il pourra y faire appel pour résoudre de façon impartiale
les situations de doutes.
Dans la mesure où rien n’est pré-scripté dans un bac à
sable, il n’y a pas de garantie narrative, pas de "moment propice" ou de ficelle scénaristique qui garantisse que telle ou telle chose se
produise.
Pouvoir recourir à une mécanique solide pour résoudre les
situations complexes devient vite plus qu’un simple atout dans ce genre de cas.
Accessoirement, cette simulation impartiale entraîne un
autre des grands principes du bac à sable :
L’univers n’attend pas les personnages !
Ce qui se cache derrière cette déclaration, c’est que la
cohérence interne, appuyée par les règles, qui fait tout le sel de ce style,
peut aussi s’exercer très directement CONTRE les personnages.
Si les règles stipulent que telle ou telle action mène à une
mort très probable… alors un personnage qui la tente à une très grande probabilité
de mourir.
Aussi contraire que ça puisse être à une logique plus
dramatique de la situation, c’est un des paradoxes qui rendent le bac à sable
si spécial. Les galons de Héros se gagnent en frôlant VRAIMENT la mort de près,
dans le bac à sable… et avoir survécu à l’improbable une fois, contrairement
aux héros hollywoodiens, ne vous immunise pas la fois suivante.
Dans tous les cas, le bac à sable exige, cette fois du maître
de
jeu ET des joueurs, d’avoir une connaissance au moins passable des règles,
afin de pouvoir estimer correctement les issues potentiels d’une situation, et
de rendre l’expérience de jeu autrement plus agréable qu’une course en sac au
bord du Grand Canyon les yeux bandés.
Le bac
à sable est donc une façon de jouer très distincte.
Elle est presque aussi (voire aussi) vieille que le jeu de
rôle en lui-même, et les premières générations de rôlistes n’ont connu qu’elle
pendant des années.
On en retrouve des traces même dans les itérations les plus
récentes de nombreux jeux, qui étaient pratiqués en bac à sable pendant
longtemps, et le mouvement OSR nous offre aujourd’hui l’opportunité (y compris
dans la langue de Molière) de (re)découvrir des jeux spécialement conçus pour
ça.
Et, depuis la lecture de Stars without Number (qui est à mon
sens un des jeux les plus aboutis dans le domaine du bac à sable), je saisis
beaucoup mieux l’attrait que cette façon de joueur peut exercer sur un meneur
de jeu, et ce que ça peut donner envie de partager à une table…
Voilà donc pour le premier acte de ce triptyque sur les
différentes approches du jeu.
Demain, on sort du bac à sable, et on s’équipe pour partir à
la découverte d’horizons inconnus, avec l’Exploration.
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