Les explorateurs, le bac à sable, et la Grande Aventure (3/3)








                Le jeu de rôle nous offre l’opportunité unique de rejoindre les univers où s’ébattent les héros de nos fictions et de notre imagination, de créer de toutes pièces nos propres protagonistes pour vivre à notre tour des aventures extraordinaires.

Nos inspirations prennent leurs sources dans la littérature, la mythologie ou encore le cinéma. Nos modelons nos personnages d’après les héros que nous voyons affronter des adversités insurmontables pour faire triompher leur cause et sauver ce qui leur est cher.

Les épreuves que nos personnages affrontaient étaient souvent à l’image de celles que ces mêmes héros rencontraient, nos ennemis se ressemblaient souvent.

Alors quoi de plus logique que de franchir le dernier pas, et à notre tour, d’envisager de n’être pas seulement les protagonistes de nos propres histoires, mais de relever des défis similaires, d’entrer dans nos propres légendes en sauvant nous aussi la veuve, l’orphelin et l’univers ?

Troisième et dernier volet sur les approches du jeu de rôle, et cette fois, en route pour la Grande Aventure.




Une optique à part


                Par rapport à l’exploration viscérale, ou à l’infinie liberté théorique du bac à sable, la création d’aventures épiques et de sagas à l’image de celles qui nous ont inspirés nécessite une approche et une réalisation particulière.

Cette fois, c’est le scénario qui sera au centre du jeu, et ni les personnages, ni l’univers.

En effet, structurellement, les grandes sagas, de la mythologie antique jusqu’au cinéma moderne ou au jeu vidéo, reposent d’abord sur l’existence d’une nécessité de partir à l’aventure ; une menace, un bouleversement de l’ordre établi, ou encore un projet ambitieux pour changer le monde. Tout est bon à prendre, tant que cela nécessite que quelqu’un agisse.

C’est à partir de cet "Appel à l’Aventure" que l’histoire peut démarrer, et, directement ou après de nombreux rebondissements, cette histoire pourra arriver à une conclusion.

L’Aventure se caractérise donc par un début et par une fin, qui, ici, ne dépendent pas directement des personnages, mais de la résolution des événements.

Bien évidemment, tout le but des héros est d’influencer cette résolution de façon à aboutir à la fin qui les motive plutôt qu’une autre.




Nés pour être des héros…


                Pour les joueurs, le jeu de rôle démarre avec un personnage.

Et dans l’idéal, cette fois, il sera taillé pour devenir un héros.

Bien évidemment, les règles de création des personnages dépendent du jeu utilisé.
Mais il peut être utile, si le jeu lui-même n’est pas déjà spécifiquement conçu à cet effet, de se rappeler que cette fois, le personnage ne va juste vivre des aventures, ou en marge de celles-ci.

Non, cette fois, il va vivre A TRAVERS elles !

Car même si en apparence, rien ne change pour le joueur, la logique particulière du jeu en saga va beaucoup influer sur les latitudes dans lequel il va faire exister son avatar.

Héritière du JdR papier, la trilogie Mass Effect nous a fourni l'exemple par
excellence du héros /de l'héroïne qui s'élève à l'aventure avec NOUS aux
commandes...

En toute logique, c’est l’aventure qui va forger le héros. Mais ici, c’est aussi DANS l’aventure qu’il va vivre, s’exprimer, se développer et évoluer.

Dès le départ, il est quand même préférable que le joueur coopère en donnant (ou en aidant à donner) à son personnages de bonnes raisons d’accepter le fameux Appel.

Ensuite, dans la mesure où ce sont l’aventure et le scénario qui vont rythmer les séances de jeu, il est probable que le personnage ait proportionnellement beaucoup moins de temps pour "vivre sa vie" et acquérir du caractère (et des caractéristiques) dans son "temps libre".
Autant dans le domaine du role-play que dans celui de l’acquisition de matériel et de capacités, l’aventure fournit un cadre beaucoup plus balisé que le jeu libre en bac à sable.
L’évolution mécanique du personnage gagne bien évidemment aussi à être raccord avec le style, le rythme, et les nécessités du scénario.

Arriver à interpréter et façonner le personnage que l’on veut tout en restant dans ce cadre est un des défis, mais pour beaucoup aussi un des plaisirs du jeu en Grande Aventure.
Les personnages sont nés (au moins sur le papier, si ce n’est dans leur historique) pour être des Héros… mais la récompense de ce statut vient avec un tout petit peu de travail du côté du joueur.




… dans un monde qui en a besoin


                Du côté du Maître du jeu, la nature des exigences spécifiques de ce type de jeu est à priori beaucoup plus évidente.

Pour qu’il y ait Aventure, il faut qu’il y ait aventure.

Le travail premier du meneur de jeu est ici de bien saisir les raisons et les enjeux qui vont générer l’Appel de l’Aventure, afin de pouvoir proposer aux personnages une entrée dans une histoire qui, sinon, aurait toutes les raisons de se dérouler sans eux.
Dans une saga, quelque chose, ou quelqu'un, va pousser
les Héros à agir...


Ensuite, le maître du jeu doit pouvoir structurer le déroulement de l’aventure elle-même.
Et c’est là que les choses se corsent un peu, et que se trouvent là aussi le labeur et le plaisir de ce genre de jeu.

En effet, introduire un problème qui nécessite l’intervention de Héros, et savoir ce qui va s’opposer à eux est le début de l’ouvrage.
Ensuite, les joueurs s’en mêlent.

Les grandes sagas et histoires qui nous inspirent ont une particularité certaine au niveau de la sécurité de leur déroulement : les auteurs/créateurs contrôlent tout, du monde jusqu’aux héros eux-mêmes. LEUR défi réside dans le fait de tisser tout ça en une histoire intéressante. D’un côté, ils ont la chance d’être omnipotents dans leur narration, de l’autre, ils sont seuls pour avoir toutes leurs idées.

Dans le jeu de rôle, c’est assez directement l’inverse.

Dans une saga rôlistique, chaque joueur qui vient enrichir la tablée d’un personnage auquel il a tout loisir de se consacrer est la garantie d’une profondeur et/ou d’un plaisir et de surprises constants.
Mais chacun de ces personnages est aussi une force vive, imprévisible (et collaborative avec les autres), qui va choisir en temps réel comment approcher les problèmes du scénario, trouver de nouvelles solutions imprévues, et, en gros, exercer sa liberté d’action.
Et à ça vient s’ajouter l’incertitude du succès ou de l’échec, grâce au facteur aléatoire des systèmes de résolution.

Savage Worlds, maintenant disponible en
français, s'est fait une spécialité de
présenter ses campagnes en "plot-
points" articulés librement les uns
avec les autres.
Il est donc impératif, à moins de voir la Grande Saga retomber comme un soufflé au premier imprévu, que le Maître soit capable d’articuler de façon fluide les événements en fonction des décisions, des réussites et des échecs des personnages, et ce sans perdre de vue les objectifs généraux de l’histoire.

Là aussi, un travail qui peut sembler titanesque va se voir (fort heureusement) facilité par de nombreuses aides, techniques et astuces.
En premier lieu, les scénarios et sagas déjà rédigés et disponibles pour les différents jeux font souvent un travail sérieux pour aider un mener à retomber sur ses pattes malgré de nombreuses variables.
Ensuite, une connaissance même superficielle de quelques techniques de mise en scène et de narration permet de créer des espaces de flottements ou des raccords souples entre des éléments scénaristiques sans paraître trop forcés.
Et avec 40 ans de jeu de rôle derrière nous, les articles, sites et revues disponibles regorgent également de conseils et de nouvelles méthodes pour assister le MJ désireux de se lancer dans la grande aventure.




Aragorn est mort, et Sam a été remplacé pour une voleuse Haradrim


                En théorie, une fois prête à s’élancer, rien de devrait plus pouvoir empêcher la tablée de se hisser au rang des Nibelungen ou de l’équipage du Serenity.
Mais le jeu en saga, à cause de la nature même du jeu de rôle, peut nous réserver encore quelques surprises.

Ce que les scénaristes et écrivains
n'aiment ni ne redoutent...
                Tout d’abord, avec le scénario qui tient, bon gré mal gré, la première place à la table, on court le risque de rencontrer un problème très particulier : celui des "Héros remplaçables".

En effet, dans un jeu de rôle, il y a toujours une marge d’erreur et d’aléa qui peut mener un personnage à mourir ou à être mis définitivement hors-jeu d’une façon ou d’une autre.
Mais là où livres et films peuvent se contenter de faire de la disparition d’un personnage une apogée dramatique et une motivation de plus pour les Héros survivants, la tablée de JdR, se retrouve, elle, toujours avec un joueur sur les bras.

Bien évidemment, un des bonheurs du jeu de rôle est de pouvoir créer un nouveau personnage et de repartir à l’aventure (avec une petite larme à l’œil pour l’ancien).
Mais si ce nouveau personnage doit rejoindre les autres et embrayer dans la Grande Aventure, il faut parfois déployer des trésors d’ingéniosité pour que cette entrée dans le groupe n’ait pas l’air artificielle, au risque de casser le souffle et l’ambiance (ou au moins de l’ébrécher un peu).

Du coup, plus dur pour les joueurs d’avoir l’impression que leurs personnages sont LES héros de la situation s’ils sont confrontés à cette réalité qui veut qu’ils seront "remplacés" (par eux-mêmes, ironie du sort) s’ils venaient à faillir en cour de route.

Ce problème n’a pas de solution miracle, à ma connaissance ; mais de nombreuses approches différentes existent, et vont d’une réduction drastique de la mortalité (une forme "d’immunité dramatique") qui a par contre tendance à réduire le frisson du risque dans les actions dangereuses, en passant par un effort de structuration du scénario pour que l’échec, plutôt que la mort, soit la véritable source de terreur des personnages (et des joueurs).
Toujours est-il que si vous jouez avec une vraie logique de saga épique en tête, vous ne perdez rien à réfléchir un peu à l’avance sur votre optique et vos préférences à ce sujet.

De façon corollaire, le jeu de rôle implique justement la notion d’échec possible.
Là aussi, la saga gagne à pouvoir s’adapter à d’éventuel revers, parfois même catastrophiques, des Héros, sans pour autant que cela ne coupe court à toute chance de succès ou au moins de suite de l’histoire.

Encore une fois, les solutions potentielles à cette question sont variables. Certains aiment concevoir leurs scénarios et leur narration de telle façon que les Héros ne puissent pas vraiment échouer, et la question va surtout être comment ils vont remporter la victoire, ou à quel prix.
D’autres préparent des « filets » dans la construction de leurs campagnes, prévoyant à l’avance comment le succès OU l’échec à telle ou telle tâche va se lier et influencer le reste de l’histoire.
Le seul dénominateur commun que la plupart des scénaristes semblent utiliser aujourd’hui est d’éviter d’amener le jeu à une impasse définitive en cas d’échec des personnages.
Mais même cette solution extrême, dure (mais parfois logique) peut avoir son charme.
Une tablée qui a vécu la fin anticipée d’une campagne en échouant à arrêter le seigneur du mal, et qui ont rendu leurs feuilles de personnage en entendant comment le monde sombrait irrémédiablement dans les ténèbres va garder un sacré souvenir de leur séance.

En tout cas, dans les grandes lignes, le plus important est sans doute de se rappeler, d’un côté comme de l’autre de l’écran, que nos sources d’inspirations sont grandioses, et dignes de tout notre intérêt, mais que nous jouons à un jeu de rôle, et que notre liberté vient avec quelques différence fondamentales par rapport à nos idoles littéraires et cinématographiques.







                Et voilà qui clôture ce long chapitre sur les trois façons les plus répandues de jouer autour de nos tables de JdR.
Ce triptyque n’a cependant rien d’exhaustif, et sans rentrer dans les particularismes les plus poussés (dans la mesure où chaque table se définit aussi consciemment ou inconsciemment ses propres objectifs), je pourrais au moins mentionner le "One-Shot", scénario unique avec des personnages uniques, qui est une spécialité à part entière pour certaines tables (et même un style recommandé pour certains jeux), ou encore une cinquième forme, plus récente, qui comme la saga, met l’histoire au centre de la narration, mais cette fois AVEC les personnages, pour s’intéresser à leurs développement, leurs réactions et leurs enjeux dramatiques, avec, pour finalité, l’objectif de raconter une histoire pour le plaisir de la raconter. Vous trouverez des mentions à ce style (et beaucoup de disputes autour, aussi), alternativement sous le nom de « storygaming », ou « jeu dramatique », et associé à des notions comme la narration partagée ou le méta-jeu.
Mais je pense que ça, ce sera l’objet d'autres articles.

En attendant, j’espère avoir été compréhensible, éventuellement utile, et surtout n’avoir froissé personne.


Merci de votre attention, et à bientôt.

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