Les Pluies de Sigil





La Révélation


C’est le premier exemple qui m’est venu à l’esprit quand je pense aux ponts que le JdR peut faire entre deux époques.

Sigil. Planescape.

Pour ceux qui ne connaissent pas, Sigil, c’est une ville d’exception.

Une boîte-supplément publiée pour Donjons & Dragons (2ième édition), publiée en 1994. Oui, il y a 20 ans (ça me secoue un peu, moi aussi, dit comme ça).

La Cité des Portes ; une ville DANS un anneau, au milieu de tout, et qui flotte dans le néant, reliée à tous les mondes, tous les plans d’existence, où tout peut se croiser, s’acheter, se vendre, sous la tutelle et la protection (un peu brutale) d’une mystérieuse entité probablement immortelle, Notre Dame des Douleurs, avec ses robes flottantes, son masque d’acier rouillé et ses lames mortelles, et qui interdit très concrètement l’accès de la ville à TOUTES les puissances divines.

Planescape (la boîte), et Sigil (la ville) étaient un peu l’apothéose de l’aventure de D&D. Le lieu où des personnages aux capacités de demi-dieux pouvaient quand même trouver des défis à relever. Un endroit où l’aventure la plus brutale pouvait côtoyer un onirisme philosophique particulièrement subtil. Où l’on échangeait aussi bien les plus puissants objets magiques que des révélations bouleversantes sur la nature métaphysique de l’univers. Un endroit où tout était possible. D’une certaine façon VRAIMENT tout.

La Dame des Douleur, par Tony DiTerlizzi
Ce qui a sans doute le plus participé au succès de Planescape, en dehors de la qualité ludique intrinsèque de sa proposition initiale, c’était certainement la patte graphique unique de ses illustrations de Tony DiTerlizzi, seul illustrateur de la bête, conférant à l’ensemble une identité visuelle très personnelle, et ensuite le jeu vidéo qui en a été tiré, Planescape : Torment.

Héritier de la vague des Baldur’s Gate qui avaient amenés Donjons & Dragons sur nos PC quelques années plus tôt, Planescape Torment est encore aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs jeux de rôle/aventure disponibles sur ordinateur.

Il réussissait à donner au très particulier univers de Planescape une vie propre, dense, riche, et incroyablement immersive. En somme, tout comme le supplément l’avait fait pour la version papier, à nous proposer une variante totalement inédite, déroutante et grandiose d’une recette qu’on croyait connaître.


L’Abandon


                Quand l’éditeur de Donjons & Dragons (Wizards of the Coast, qui venait tout juste de racheter le créateur original TSR) annonça une nouvelle, 3ième  édition du jeu, mais SANS l’intégration de Planescape, la déception fut immense.

Mais avec l’avènement d’internet, les amateurs eurent tôt fait de résoudre le problème à leur façon.

Sigil continua à vivre, hors de canaux officiels. La Cité des Portes se vit adaptée à la nouvelle édition, et même si elle ne reparut jamais publiquement durant toute la vie de D&D 3, elle restait une référence pour les "connaisseurs".


Un drôle de renouveau


                Quand parut finalement une toute nouvelle 4ième édition du vénérable doyen des jeux de rôles (une édition qui déchainera les passions et les controverses pour de nombreuses raisons), quelle ne fut pas la surprise des « anciens » de voir réapparaître dans les pages du jeune dernier des mentions à Sigil.

Le voile du  mystère fut bientôt levé… et des grincements de dents s’en suivirent.

La Cité des Portes était bien de retour, mais elle n’était plus la même. Peu de vieux briscards se retrouvaient dans cette nouvelle itération ; plus de rôle central dans la géométrie même de l’univers. Des temples et des prêtres dans les rues. Disparues les disputes philosophico-métaphysiques qui pouvaient faire et défaire des mondes.

La plupart des afficionados tombèrent d’accord, cette nouvelle Sigil était une triste copie sans saveur, privée de tout ce qui donnait un cachet unique à l’ancienne, la "vraie".



Et pourtant…


                Quand j’ai appris que Sigil revenait, moi qui ne touchait pas à « Donj’ 4 » même avec des gants en amiante, je suis allé chercher les bouquins dans lesquels elle apparaissait, et je les ai lu.

Et comme la plupart des amoureux de l’original, j’ai d’abord déchanté et grogné joyeusement…

Et puis, j’ai lu, et relu. Et au milieu de tout ce qui dénaturait un de mes univers de jeu préférés, j’ai soudain remarqué quelque chose de nouveau.

Je ferai sans doute un article entier sur D&D 4 un autre jour, parce que le sujet est vaste, mais en gros, ce qui m’a frappé, c’est une approche rédactionnelle très différente de l’édition originale de Planescape.

On me parlait de l’odeur de Sigil, ses parfums et sa puanteur. On me parlait des foules qui se pressaient dans les rues trop étroites. On me parlait de la sueur et de la suie, des vendeurs à la sauvette de mets douteux que les "Cageurs" enfournaient en essayant de ne pas trop prêter attention au goût. On me parlait des ténèbres crépusculaires qui baignaient la ville aux moments les plus clairs de l’équivalent local de la journée.

Et on me parlait de la pluie. Grasse, souvent, ou alors fine et glacée, avec des nappes de brumes épaisses qui se mêlaient à la fumée stagnante et acre de la Fonderie cyclopéenne de la ville.

Honnêtement, je ne saurais plus dire combien le texte du livre s’étendait exactement sur ce genre de détails, et je n’ai plus le bouquin sous la main.

Mais c’était là. Dans les mots, dans les illustrations (splendides au demeurant, même si la patte de DiTerlizzi n’était plus là), dans les personnages. C’était partout.

Et c’était quelque chose qui n’avait jamais été mentionné avant. La VIE de Sigil, sa vie organique, son expérience sensorielle, la façon dont elle allait TOUCHER les Héros qui la visiteraient.

Presque immédiatement, tout ça fusionna dans mon esprit, et pour la première fois, Sigil, MA Sigil gagnait une dimension toute nouvelle, devenant à son échelle une mégalopole insensible, bruyante, hyperactive, surpeuplée, souillée et battue par la pluie, proche du Los Angeles du Blade Runner de Ridley Scott.




                Ce n’est que ma vision personnelle, en fin de compte. Mais notre loisir repose sur la capacité à la faire partager. Sur le PLAISIR de le faire. D’inviter d’autres à partager nos imaginaires. A en inspirer d’autres.

C’est ce que la description de la nouvelle Sigil de D&D 4 a fait pour moi.

Cette nouvelle ville est l’héritière d’une vision très (TRES) moderne de Donjons & Dragons, destinée à un public nouveau, baignée d’un sens visuel très différent de son ancêtre.

Mais elle a aussi donné un souffle nouveau à la Sigil qui m’accompagnait depuis sa sortie première.

C’est cette Sigil hybride (car j’ai aussi récupéré quelques autres détails de la 4ième édition) que mes joueurs arpentent en ce moment. Je m’y sens bien, j’aime la mettre en scène, la faire vivre avec eux, et ils me le rendent bien.


                Avec 20 ans d’écart, une réécriture (à la sauvette) d’un des univers de jeu le plus uniques m’a donné les dernières clefs pour me l’approprier et le partager.


Et je trouve le phénomène tout à fait fascinant.




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